Le meilleur escrimeur oratoire est celui qui raconte le mieux.
Tu veux convaincre ? Sois narratif !
Il y a encore des orateurs qui s’imaginent qu’avec des arguments classés, des chiffres choisis et une structure bien solide, ils vont faire mouche. À chaque fois. Non. Mille fois non.
L’escrime oratoire ne se gagne pas à la force brute des arguments, mais à la finesse du récit. Celui qui fait mouche, n’est pas celui qui démontre, mais celui qui montre. L’image emporte. Toujours. L’histoire retourne. Le narratif pulvérise. Le meilleur escrimeur oratoire est celui qui raconte le mieux.
Le propre de l’Homme, c’est la narration.
Et si, finalement, ce qui caractérise l’Homme, n’était ni la raison, ni le langage, ni le rire, ni la conscience de sa finitude, mais sa capacité à raconter.
L’être humain est un animal narratif : il écoute pour comprendre, mais surtout pour imaginer. Depuis la nuit des temps, il se forge des récits pour survivre, des légendes pour s’unir, des fictions pour obéir. Yuval Noah Harari le dit crûment : si Sapiens domine le monde, c’est parce qu’il est capable de croire en communauté à des choses qui n’existent pas. Pas seulement des dieux ou des droits, mais aussi des marques, des États, des constitutions. Derrière chaque grande structure humaine, il y a une histoire que l’on se raconte.
Même les lois ont besoin de mythes pour tenir debout. Même les faits réclament une mise en scène. L’homme aime les histoires comme il aime respirer, instinctivement, vitalement. Et c’est sans doute pour cela qu’en joute oratoire, ce qui frappe juste n’est pas la vérité nue, mais la vérité racontée.
Pas besoin de faire long.
Tu veux clouer le bec à un contradicteur ? Tu veux faire pencher la salle de ton côté ? Ne balance pas dix arguments à la suite, mais raconte une histoire ! Une courte suffira.
Pourquoi ? Parce qu’un récit bien mené ne se contredit pas. Il se reçoit, il s’imprime dans les corps sans passer par les filtres critiques. Et pendant que l’autre cherche encore la faille logique, le public est déjà passé de ton côté.
Une bonne histoire, dans une joute, est l’arme principale. Elle désarme sans violence, elle impose sans brutalité, elle remplace l’argument par l’évidence vécue. Une scène suffit. Un micro-récit fait taire trois objections.
Je parle bien de micro-récit, inutile de faire long, au risque de devenir ennuyeux, lourd, engoncé dans ton récit. Quelques mots seulement suffisent à faire naître une histoire, une image efficace.
On attribue souvent à Ernest Hemingway (à tort, probablement, mais peu importe) d'avoir rédigé la meilleure nouvelle la plus courte de toute l'histoire de la littérature, 6 mots seulement :
For sale : baby shoes, never worn. (À vendre : chaussures de bébé, jamais portées.)
Cette force évocatrice -là n'est pas l'apanage des prix Nobel de littérature. Elle s'acquiert par le travail, par l'entraînement, par la lecture.
Lis les 3 volumes des Microfictions de l'écrivain français Régis Jauffret : dans chaque bouquin 500 nouvelles pas plus longues qu'une page et demie. 1500 histoires courtes et très courtes. Le programme d'entraînement idéal. Tu en lis quelques-unes chaque jour, ou bien tu les écoutes en audiolivre, et peu à peu ton esprit va apprendre à construire un récit structuré et percutant en peu de mots.
Tu veux apprendre à devenir plus narratif ?
Voilà comment s'y prendre.
1. Oublie l’idée, cherche la scène
Tu veux parler d’une idée, d’un projet ? Ne le définis pas, montre-le, raconte-le. Ce n’est pas ce que tu dis qui percute. C’est ce qu’on voit en t’écoutant.
2. Laisse tomber les concepts, impose des images, des récits.
Fait comme le sénateur Claude Malhuret, à la tribune du congrès à Versailles, en mars 2024, lors de son allocution au nom de son groupe sénatorial, lors du débat pour l'inscription du droit à l'IVG dans notre constitution. Pas de concept, pas d'invective, pas d'outrance, juste une histoire.
Je ne vais pas vous parler aujourd'hui de droit constitutionnel. Je voudrais, si vous me le permettez, vous raconter une histoire. Une histoire que je n'ai jamais racontée.
J'avais vingt-cinq ans, j'étais coopérant. Médecin-chef d'un petit hôpital dans un coin perdu d'un pays du Sud. Hôpital est un bien grand mot car les maigres équipements dont il disposait l'auraient à peine fait classer chez nous comme un dispensaire, quant à Médecin-chef, titre ronflant puisque, en fait, j'étais tout simplement le seul médecin dans cette circonscription de cinquante mille âmes, avec une équipe d'infirmiers formidables, habitués à travailler seuls pendant le semestre ou l'année qui séparait habituellement le départ d'un coopérant français de l'arrivée de son successeur.
Un jour, après avoir entendu du remue-ménage dans le couloir, j'ai vu surgir dans mon bureau une jeune femme, 17-18 ans peut-être, dont je me rappellerai toujours le visage. Les joues rondes d'une adolescente, toutes rouges et inondées de larmes, essoufflée, une expression mêlée de terreur et d'incompréhension dans le regard. Les cheveux décoiffés, les vêtements de travers comme si elle venait de se débattre, les bras maintenus par deux gendarmes qui l'encadraient et la poussaient dans la pièce sans ménagement.
Le matin même un voisin, intrigué par le manège de chiens errants qui s'acharnaient à gratter la terre près de sa maison, s'était approché et avait découvert le cadavre d'un nouveau-né à peine enfoui dans le sol. L'enquête n'avait pas été bien difficile et l'on me demandait désormais d'examiner la suspecte pour savoir si elle venait ou non d'accoucher. J'étais pétrifié. Il s'agissait d'un infanticide, bien sûr et la loi me commandait de m'exécuter. Mais je savais aussi parfaitement pourquoi cette jeune femme était là, dans un pays comme tant d'autres, où fille-mère, c'était le mot de l'époque, signifiait bannissement social et déshonneur pour la famille, où l'avortement était interdit et sévèrement puni, et d'ailleurs comment cette quasi-enfant aurait-elle pu se confier à quiconque pour trouver une faiseuse d'ange. J'imaginais sa vie au cours des derniers mois, engrossée par un séducteur de barrières, peut-être, comme souvent, par un parent, découvrant d'abord effrayée son retard de règles puis voyant son ventre s'arrondir et masquant sa grossesse avec de plus en plus de mal, accouchant seule en se cachant, enterrant maladroitement l'enfant sur place, folle de douleur et de culpabilité, puis rentrant chez elle et lavant ses vêtements dans la terreur d'être découverte. Et puis les chiens, le voisin découvrant le cadavre, les gendarmes et désormais le médecin, moi.
Je suis resté longtemps assis, le visage caché dans les mains, cherchant désespérément comment éviter l'inévitable. Seules la jeune femme et l'infirmière étaient restées près de moi, parlant ensemble dans leur langue que je ne comprenais pas.
Au bout d'un moment, sollicité par les gendarmes qui s'impatientaient, l'infirmier major est entré dans la pièce suivi par l'un d'eux. Surpris par la scène, pressé par le brigadier et n'ayant manifestement pas la même vision du monde que moi ni les mêmes scrupules, avant que j'aie pu faire un geste, il s'est approché de la jeune femme, a abaissé son soutien-gorge et pressé son mamelon, d'où a giclé le lait qui confirmait le diagnostic et les soupçons. Je revois encore cette adolescente, redoublant de pleurs, ressortir accablée entre ses deux gardes. Je repense souvent à elle et à ses yeux d'animal traqué et moi, me demandant combien d'années de prison pour un infanticide et surtout combien d'années de culpabilité, peut-être toute une vie, pour avoir tué son enfant.
Des histoires comme celle-là, je pourrais vous en raconter d'autres si nous en avions le temps. Des avortements clandestins qui se terminent mal, des condamnations, des stérilités définitives.
Chez nous, aujourd'hui, ces histoires n'existent plus depuis la loi Veil. Et les interventions de ceux qui m'ont précédé ont porté notamment sur le fait de savoir si la liberté de l'IVG risque un jour d'être remise en question.
J'ai voulu aborder un autre versant de ce débat. Et vous dire que 40% au moins des femmes dans le monde vivent dans des pays où les drames tels que celui que je vous ai retracé continuent, parce que rien n'a changé.
3. Élague.
On dit souvent qu'un chef d'œuvre artistique un récit un tableau une sculpture un morceau de musique, se caractérise par le fait qu'il n'y ait plus rien ni à ajouter ni à retrancher. Alors travaille ta narration, enlève les détails inutiles, et va à l'essentiel : marque les esprits.
4. Mets de la tension.
Une anecdote sans tension, c’est une berceuse. Une anecdote avec tension, c'est Netflix, c'est la prise en otage de l'attention de ton auditoire. Le public veut du suspens, pas de la morale.
5. Et laisse l’onde se propager
Une fin efficace ne dit pas “voilà ce qu’il faut penser”. Elle laisse flotter un écho. Elle laisse chacun avec une image qu’il ne peut plus oublier. Ce n’est pas une conclusion. C’est une empreinte.
Tu veux qu’on t’écoute ? Raconte. Tu veux qu’on se souvienne ? Elague. Tu veux qu’on bascule ? Crée la scène.
En escrime oratoire, celui qui plante une image, plante le décor. Et celui qui plante le décor, dirige la pièce.
Devenir narratif s’apprend »escrime.oratoire@gmail.com




