Cicéron ne viendra pas te sauver (et les grands orateurs non plus)
Cicéron n’est pas ton coach, Churchill non plus, ni De Gaulle, ni Napoléon. Et c’est précisément pour cela qu’ils ont quelque chose à t’apprendre.
L’image est bien ancrée dans notre imaginaire collectif : celle de l'orateur antique drapé dans sa toge immaculée, debout sur les dalles brûlantes du forum romain, captant par la seule magie de sa voix les foules assemblées, subjuguées par une éloquence à l’état pur. L’orateur par excellence. Le modèle absolu. Cicéron. Une figure presque mythologique, ressuscitée à intervalles réguliers dans les brochures de formation, les séminaires « d’éloquence antique » et les vidéos YouTube promettant monts et merveilles à quiconque saurait articuler un discours « comme à Rome ».
Mais attention : Cicéron n’est pas ton coach. Et Churchill non plus. Ni De Gaulle. Ni Napoléon. Et c’est précisément pour cela qu’ils ont quelque chose à t’apprendre.
Cicéron, Quintilien, Aristote sont désormais des marques déposées.
L’industrie contemporaine de la rhétorique — ou plutôt de la « prise de parole en public » — s’est emparée de ces grandes figures historiques pour en faire des mascottes publicitaires. L’Antiquité est devenue un formidable réservoir marketing : Cicéron, Quintilien, Aristote sont désormais des marques déposées, des gages d’authenticité.
On nous promet que leurs secrets, distillés sous forme de modules, de fiches pratiques et de conseils en trois points, suffiraient à transformer un commercial timide en tribun aguerri, ou un cadre en reconversion en prodige du pitch.
Mais ce transfert un peu trop rapide, du forum antique à la salle de séminaire climatisée, ne va pas sans contresens.
Cicéron
Car Cicéron n’était ni un pédagogue bienveillant, ni un mentor pour dirigeants stressés. Il n’était pas là pour améliorer la diction d’un candidat à la levée de fonds. Il était un homme de pouvoir. Un homme de guerre. Un stratège engagé dans une République au bord du gouffre, où perdre un débat ne signifiait pas rater une promo… mais risquer l’exil, la ruine ou la mort.
Sa rhétorique n’était pas un art oratoire désincarné, mais un art de la confrontation politique, un art de l’attaque. Elle était une pratique dangereuse, conflictuelle, fondée sur le rapport de force et la maîtrise des contextes.
Et ce constat, loin d’être isolé à l’Antiquité, trouve des échos saisissants dans l’histoire plus récente. Car ceux que nous appelons « grands orateurs » n’étaient pas, au sens scolaire du terme, d’excellents orateurs. Ils étaient redoutables, pas brillants. Efficaces, pas élégants.
Les grands orateurs étaient mauvais, mais redoutables.
La mythologie moderne de l’éloquence regorge d’images fortes : Churchill défiant Hitler d’une voix rauque, le Général De Gaulle lançant ses fameuses « petites phrases », Napoléon galvanisant ses troupes en quelques mots percutants. Ces figures historiques, devenues symboles d’un art oratoire absolu, ont forgé notre imaginaire collectif : elles incarnent l’idée selon laquelle l’éloquence véritable est celle qui inspire les peuples, qui retourne les foules, qui marque les mémoires. Pourtant, à y regarder de plus près, aucun d’entre eux n’était véritablement « éloquent », du moins pas selon les critères classiques, scolaires et aseptisés que nous associons habituellement à la rhétorique.
Napoléon
Prenez Napoléon. L’imagerie d’Épinal le montre impérial, haranguant ses soldats sur le champ de bataille d’une voix forte et parfaitement maîtrisée. La vérité est bien différente. L’empereur n’était pas un orateur flamboyant, et encore moins un virtuose des effets stylistiques. Il parlait vite, parfois maladroitement, d’une voix étonnamment aiguë et peu agréable, multipliant les répétitions et les tournures abruptes. Ses discours étaient courts, souvent brutaux, parfois à peine audibles. Ce n’était pas par l’élégance ou la beauté de ses phrases qu’il dominait les esprits, mais par sa capacité hors du commun à faire vibrer une corde sensible chez ses auditeurs, jouant d’une autorité naturelle, quasi mystique, fondée non sur la rhétorique pure, mais sur un charisme instinctif et une maîtrise parfaite des circonstances.
Winston
Churchill lui-même, désormais cité comme modèle absolu d’éloquence politique, souffrait de difficultés d’élocution dans sa jeunesse, peinait à prononcer certains sons, et avait tendance à marmonner. Ses discours les plus célèbres, aujourd’hui gravés dans les livres d’histoire (« Nous nous battrons sur les plages... »), n’étaient pas spontanés, ni même particulièrement fluides. Ils étaient méticuleusement préparés, annotés, révisés des dizaines de fois, prononcés avec difficulté et lenteur. Churchill n’était pas un tribun inspiré, mais un artisan obstiné de la parole, sachant précisément où frapper pour produire l’effet voulu. Son éloquence n’était pas naturelle, elle était le produit d’un travail acharné, presque douloureux, destiné à dépasser ses propres limites d’expression.
Le grand Charles
Quant au Général De Gaulle, longtemps présenté comme le maître absolu de la « petite phrase » assassine et du geste théâtral (« Je vous ai compris », « Vive le Québec libre ! »), il n’était guère plus « éloquent » au sens traditionnel du terme. Sa voix étrange, traînante, nasale et presque monocorde, suscitait autant de critiques que d’admiration. Ses discours étaient volontairement austères, d’une sécheresse délibérée, souvent dépourvus d’effets stylistiques superflus. Sa véritable force résidait ailleurs : dans le contrôle absolu de ses silences, dans sa gestion implacable du rythme et surtout dans sa capacité à créer une attente, une tension dramatique capable de subjuguer l’auditoire, non par l’aisance rhétorique mais par un sens politique aigu du moment et de la posture.
les grands orateurs sont ceux qui parlent juste.
C’est ici que se révèle le vrai malentendu : on confond encore et toujours l’éloquence avec la beauté formelle du discours. On croit qu’il suffit d’avoir une belle voix, une diction impeccable et une syntaxe léchée pour convaincre. On enseigne l’art de bien parler comme on enseignerait l’art de bien s’habiller. Mais on oublie l’essentiel : les grands orateurs ne sont pas ceux qui parlent bien, ce sont ceux qui parlent juste.
L’efficacité oratoire n’est pas affaire d’esthétique, mais de stratégie. Elle ne dépend pas de la conformité à des règles anciennes, mais de la capacité à comprendre le moment, le public, le contexte.
L’Antiquité elle-même ne proposait pas de méthode infaillible, mais une gymnastique intellectuelle exigeante, une intelligence du kairos (le moment opportun), du decorum (l’adéquation du discours à la situation), et de l’auditorium (la composition du public).
Cicéron, Quintilien, Aristote n’étaient pas des coachs de prise de parole : ils formaient des guerriers de la parole, des hommes capables de naviguer dans les eaux troubles de la politique, du procès, du conflit.
En ce sens, réduire leur enseignement à une série de « trucs et astuces » pour mieux réussir ses présentations PowerPoint, ce n’est pas seulement trahir leur pensée. C’est infantiliser la parole. C’est la réduire à un exercice formel sans enjeu, sans risque, sans incarnation.
La rhétorique est une arme.
Et c’est là que la rhétorique redevient subversive : quand elle sort du carcan pédagogique pour redevenir ce qu’elle a toujours été — une arme. Une arme à manier avec discernement, mais sans illusion. Une arme à la fois fragile et redoutable, qui peut émanciper ou dominer, construire ou détruire. Une arme qui exige de celui qui la brandit une conscience aiguë des rapports de pouvoir, des enjeux, des effets.
Alors non, Cicéron ne viendra pas te sauver. Mais il peut t’aider à mieux comprendre ce que tu fais lorsque tu parles. Pas pour t’apprendre à séduire, mais pour t’obliger à penser. À penser ta parole comme un acte. Un acte stratégique, situé, risqué.
Et les grands orateurs, ceux que l’histoire a retenus, ne sont pas ceux qui maîtrisaient parfaitement l’art de plaire. Ce sont ceux qui, à un moment donné, ont su prononcer les mots qui changent le réel. Même s’ils étaient mal dits. Même s’ils tremblaient un peu.
La parole n’est pas un vernis. C’est un levier.
L’éloquence n’est pas une grâce. C’est une tactique.
Et l’orateur ne devient pas grand parce qu’il parle bien. Il le devient parce qu’il parle juste.
C'est cela être un escrimeur oratoire.
Et cela s'apprend ! escrime.oratoire@gmail.com


