Escrime oratoire et communication non violente : deux salles, deux éthiques !
La CNV veut préserver la relation. L’escrime oratoire veut préserver la position.
Depuis presque une décennie, j'anime régulièrement des formations en escrime oratoire auprès des membres du centre des jeunes dirigeants le CJD. Dans le cadre des forums de formation dans lequel j'interviens, je croise régulièrement et avec un plaisir à chaque fois renouvelé, l'une de mes collègues qui a pour thématique de formation : la communication non-violente. Elle se reconnaîtra certainement et je l'embrasse.
Nous avons eu de nombreuses et riches discussions, autour des différences, des particularités, et en définitive de l'absence de compatibilité entre ces deux modes de communication. L’infolettre du jour est née de ces discussions.
Deux visions du monde, deux éthiques de la présence.
Dans l’air du temps flotte une exigence feutrée. Toute parole publique, pour être légitime, semble devoir désormais s’aligner sur une norme d’apparente douceur : inclusive, horizontale, précautionneuse. Il faudrait que les débats deviennent des causeries, que les oppositions se diluent dans la compréhension mutuelle, que la confrontation s’efface derrière l’harmonie proclamée.
La communication non violente, ou CNV pour les initiés, a peu à peu conquis ce territoire. Érigée en modèle, parfois même en dogme, dans nombre de milieux éducatifs, thérapeutiques, militants ou managériaux, elle offre une boussole morale : écouter les besoins, exprimer les ressentis, rechercher un accord mutuel et réparateur. C’est beau. C’est sincère. C’est utile, souvent. Et pourtant, il y manque quelque chose d’essentiel. Une part du réel.
Face à ce paradigme d’apaisement, l’escrime oratoire ne parle pas le même langage. Elle ne vise ni l’accord, ni l’apaisement, ni la fusion des âmes. Elle se dresse dans la tension, s’érige dans le désaccord, revendique l’existence d’un espace conflictuel, mais habitable.
Là où la CNV propose une désescalade émotionnelle, l’escrime oratoire propose une élévation stratégique. Là où l’une cherche à panser, l’autre apprend à tenir. Et cette tenue n’a rien de belliqueux. Elle est simplement le refus de se dissoudre.
Dans la tradition CNV, la violence se loge dans le mot qui blesse, dans le ton qui juge, dans la forme qui impose. C’est une parole brutale qui interrompt, qui coupe, qui déborde.
Mais dans la pratique que nous défendons ici, la véritable violence commence souvent ailleurs : dans l’injonction à se taire.
Elle commence lorsque l’on exige que la parole ne dérange pas, qu’elle s’enroule autour du consensus, qu’elle se formate pour ne pas troubler l’ambiance. Une parole peut être douce, mielleuse, saturée d’empathie… et pourtant profondément étouffante. Le poison peut être servi dans une voix basse.
À l’inverse, une parole ferme, tranchée, claire, parfois dérangeante, peut être un acte de libération. Elle fend l’air, elle dessine les contours du dissensus, elle offre un espace pour exister autrement.
L'escrime oratoire : une exigence d’existence.
L’escrime oratoire ne parle pas depuis le ressenti ; elle parle depuis la situation. Elle ne demande pas à être approuvée pour se déployer. Elle parle, tout simplement, parce qu’il le faut.
Il y a des moments — et ils sont nombreux, bien plus qu’on ne veut l’admettre — où dire “je ressens” n’ouvre aucune porte. Où exprimer un besoin ne modifie en rien la hiérarchie implicite des pouvoirs. Où l’effort de compréhension mutuelle ne mène qu’à l’enlisement, à l’invisibilisation, à une sorte de diplomatie molle.
Ce sont ces moments que l’escrime oratoire prend au sérieux. Ce sont ces lieux de parole sous tension — les réunions décisives, les entretiens asymétriques, les plateaux de débat, les arènes politiques — qu’elle investit, non pour les pacifier, mais pour y préserver une capacité d’action, une possibilité de dire sans permission.
Elle ne cherche pas la reconnaissance. Elle s’exerce à parler même lorsqu’elle est minoritaire, dissonante, en position fragile. Elle ne mendie pas la validation affective ; elle forge une position.
Et dans ce geste, il n’y a ni arrogance ni brutalité : seulement une exigence d’existence.
Pour la CNV, les malentendus sont réversibles.
La CNV, dans sa logique profonde, part du principe que les malentendus sont réversibles. Que si l’on écoute mieux, si l’on formule différemment, si l’on prend soin de soi et de l’autre, alors la convergence est possible. Elle croit au commun, à la réparation, à la réconciliation des points de vue. Ce n’est pas une illusion : c’est un projet. Mais ce projet, parfois, méconnaît l’âpreté du réel. Il oublie que certaines divergences ne sont pas des accidents de communication, mais des lignes de fracture : de classe, de pouvoir, d’intérêt. Et sur ces lignes là, la réconciliation immédiate est souvent une façon de refermer le débat avant qu’il n’ait commencé.
L’escrime oratoire, pose le désaccord comme donnée de base.
L’escrime oratoire, elle, part de l’irréconciliable. Elle part du désaccord comme donnée de base. Elle accepte qu’il y ait du conflit, et même qu’il dure. Elle ne fait pas de la paix une fin en soi, car elle sait que certaines paix sont des silences contraints, des compromis toxiques. Elle préfère la clarté du désaccord à l’opacité de la conciliation de façade. Elle préfère un “non” solide à un “peut-être” flou. Elle préfère un “je vous conteste” franc à un “je vous entends” diplomatique.
Deux salles. Deux dramaturgies de la parole.
Dans la salle CNV, on cherche la réparation de la relation. On avance vers une zone commune, on polit les angles, on explore les émotions. C’est une scène intime, sensible, souvent féconde.
Dans la salle d’escrime oratoire, le but n’est pas l’accord mais l’expression d’un point d’appui dans un espace partagé mais conflictuel. On y parle non pour convaincre l’autre à tout prix, mais pour que la position existe. Que la ligne soit claire. Que le désaccord soit audible.
La CNV s’adresse à l’autre comme à un sujet blessé à guérir, un partenaire d’évolution.
L’escrime oratoire s’adresse à lui comme à un adversaire provisoire, un interlocuteur stratégique, qu’il faut lire, anticiper, déplacer. Non pour l’écraser, mais pour ne pas être écrasé.
Et c’est peut-être cela le nœud : la CNV travaille à préserver la relation, l’escrime oratoire travaille à affirmer la position.
Deux logiques rhétoriques incompatibles.
Il ne s’agit pas ici de hiérarchiser. Il ne s’agit pas de jeter l’anathème sur la CNV, ni d’ériger l’escrime oratoire en vérité ultime. Mais simplement d’affirmer ceci : ces deux logiques ne sont pas compatibles.
Vouloir les fondre dans un même moule, c’est faire de la douceur une norme, et du silence une vertu. C’est faire taire, au nom du lien, des voix qui n’entrent pas dans la danse. C’est habiller la parole d’un costume de velours… en oubliant qu’il peut masquer une camisole.
Car non, la parole n’est pas violente parce qu’elle est ferme. Elle ne devient pas menaçante parce qu’elle résiste.
Ce qui est véritablement violent, parfois, c’est le refus d’admettre le conflit. Le refus de lui donner place. Le refus de le penser, de le dire, de l’habiter.
L’escrime oratoire : une pratique de lucidité.
L’escrime oratoire, loin des clichés sur la domination verbale ou la joute vaine, est une pratique de lucidité.
Elle ne joue pas à l’agressivité. Elle s’exerce à la clarté.
Elle renonce aux anesthésiants.
Elle ne cherche pas à réparer le monde — elle cherche à ne pas s’effacer dans ses plis. Et cela, déjà, est un geste de dignité.
Elle est un refus. Une manière d’être debout dans la parole.
Toute parole n’a pas vocation à réparer.
Il y a des moments pour apaiser, et d’autres pour tenir. Des temps pour écouter, et des temps pour répondre.
Toute parole n’a pas vocation à réparer. Toute situation ne réclame pas une entente. Il arrive que l’on doive parler non pour plaire, ni pour convaincre, mais pour résister — à l’effacement, à la dilution, à la parole molle des temps pacifiés de force.
L’escrime oratoire ne s’oppose pas à la paix. Elle s’oppose à la paix factice.
Elle ne méprise pas l’empathie. Elle s’en méfie, lorsqu’elle devient injonction.
Elle n’est pas un refus de l’autre, mais un refus de l’obligation d’accord.
Elle rappelle que le conflit n’est pas une maladie de la parole, mais parfois sa condition d’existence.
Il faut des lieux pour écouter les blessures. Et il faut des lieux pour affirmer les lignes. Il faut des voix qui consolent. Et des voix qui contestent. À vouloir n’en garder qu’une, on condamne l’autre au silence.
L’escrime oratoire est une école de lucidité. Une école de verticalité dans l’horizontalité forcée. Elle n’enseigne pas à dominer, mais à ne pas courber. Elle n’enseigne pas à gagner, mais à tenir. Elle ne promet pas l’harmonie — elle promet la présence.
Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, l’acte le plus nécessaire : apprendre à parler sans se nier.
Et cela s’apprend !
escrime.oratoire@gmail.com


