Il faut être Machiavélien !
Sans être machiavélique.
Dans un monde comme le nôtre, saturé de paroles, de manipulations et de procès d’intention, il faut, plus que jamais, distinguer deux choses : le machiavélique (celui qui prône) la ruse pour la ruse et le cynisme creux) du machiavélien (celui qui reste lucide, qui tient bon, qui riposte sans trahir). Le machiavélique veut gagner quoi qu’il en coûte de l’éthique. Le machiavélien veut ne plus subir.
Machiavel, ce n’est pas le démon politique que la rumeur populaire ou les moralistes aiment dénoncer. Il n’est pas le comploteur tapi dans l’ombre des salons florentins, le conseiller cynique qui chuchote à l’oreille des puissants : « Trahis, frappe, manipule ».
Non. Machiavel, c’est tout autre chose.
C’est un praticien, un homme du réel, de la poussière, de la crise, du désordre. Quelqu’un qui a vu de près la fragilité du pouvoir, la brutalité des retournements, la solitude du décideur.
Souvenez-vous : nous sommes à Florence, au début du XVIe siècle. La République vacille. Les familles se déchirent, les papes font la guerre, les rois d’Espagne et de France se disputent l’Italie. Et au milieu de ce chaos, un secrétaire d’État d’à peine quarante ans, exilé de sa fonction, observe, réfléchit et écrit. Il s’appelle Niccolò Machiavelli et il se pose la question la plus moderne qui soit : comment décider quand tout bouge, quand le monde tremble, quand l’incertitude règne ?
On oublie souvent que Machiavel, après sa disgrâce, a connu la prison, la torture, la pauvreté. Quand il écrit Le Prince, ce n’est pas un homme tout-puissant qui parle, mais un fonctionnaire humilié, renvoyé, qui cherche à comprendre pourquoi le pouvoir chancelle. Ce qu’il décrit, il l’a vécu, voilà pourquoi son livre n’est pas une apologie du cynisme, mais une méditation sur la fragilité de l’action politique et de la direction des hommes. Voilà pourquoi les managers, comme les politiques, devraient lire Machiavel.
Réhabiliter Machiavel.
Il faut rompre avec l’image du diable florentin. Depuis cinq siècles, on répète la même caricature : Machiavel serait le maître du mensonge, du calcul glacial, du « tous les moyens sont bons ». On en a fait une injure politique…. Machiavélique ! Et, depuis cinq siècles, le malentendu court.
Quand Machiavel parle de « cruautés bien employées », il ne célèbre pas la violence, il la circonscrit. Il dit : « Oui, parfois, la contrainte est nécessaire. Mais qu’elle soit brève, qu’elle soit rare, qu’elle serve la stabilité du tout. » Il distingue la cruauté gratuite, qui dégrade, de la fermeté responsable, qui prévient le chaos.
Sa fameuse virtù, mot-clé de toute son œuvre, n’a rien à voir avec la vertu morale du catéchisme religieux comme laïc. La virtù, c’est la force d’agir juste au bon moment, le courage de saisir la chance quand elle passe, et de la transformer en ordre durable.
Machiavel n’écrit ni pour excuser les abus, ni pour flatter les princes. Il écrit pour qu’on arrête de confondre le vœu pieux et l’action possible. Sa franchise est totale parce qu’elle refuse les illusions, et c’est bien pour ça qu’on lui en veut encore aujourd’hui : il nous arrache nos consolations. Il nous force à voir le monde tel qu’il est, pas tel qu’on voudrait qu’il soit. Malheur à celui qui nous arrache à la douceur des illusions.
Alors, comment devenir machiavélien ?
D’abord, en commençant par se méfier du machiavélique. Le machiavélique, c’est l’imposteur. Il manipule, il jouit du coup tordu, il adore la peur, l’opacité, la domination. Il ne veut pas gouverner : il veut soumettre. Nous en connaissons de nombreux.
Le machiavélien, lui, c’est tout l’inverse. Il ne s’autorise pas la ruse pour le plaisir de la ruse, il assume la complexité du réel.
Il applique une éthique de la responsabilité sous contrainte, qui repose sur trois piliers.
Premier pilier : la clairvoyance sur les forces en présence.
Le Machiavélien sait repérer les rapports de force, non pour s’y soumettre, mais pour les contenir. Il voit les passions à l’œuvre : la cupidité des grands, la colère des humbles, la peur du changement. Et surtout, il ne s’aveugle pas lui-même, parce qu’un chef qui s’aveugle finit toujours par aveugler les autres.
Deuxième pilier : la maîtrise du moment opportun.
Être machiavélien, c’est savoir reconnaître le kairos, ce moment juste, fugace, où tout peut basculer. C’est la capacité d’agir ni trop tôt ni trop tard, de sentir que l’occasion passe et qu’il faut la saisir maintenant. Là où le machiavélique manipule le temps, le machiavélien lui, le maîtrise.
Troisième pilier : agir pour le bien commun.
On cite souvent la phrase « La fin justifie les moyens » comme l’illustration de sa pensée, or cette phrase n’est pas de Machiavel ! Pire, elle trahit sa pensée. Elle est par ailleurs une phrase qui trahit la logique. En effet, par définition, lorsqu’on décide d’employer des moyens, on ignore tout du futur, on ignore tout de la fin. « La fin justifie les moyens » n’est qu’une recomposition à posteriori. Une fois la fin advenue, il est facile de rembobiner le film et de justifier les moyens employés bien avant de connaître la fin de l’histoire.
Chez Machiavel l’habileté ne vaut que si elle protège, stabilise, répare. Là où le machiavélique joue contre le monde commun, le machiavélien, lui, accepte d’être jugé non sur le coup d’éclat d’un stratagème, mais sur ce qu’il aura préservé. Il ne cherche pas à séduire le moment, il cherche à sauver la durée.
Cinq idées pour être Machiavélien.
La politique (comme le management), c’est l’art de l’incertain.
On gouverne toujours au milieu des tempêtes. Les guerres, les pestes, les crises, Machiavel les a toutes connues. Et il savait que la politique n’est pas l’art d’imposer l’ordre parfait, mais celui de maintenir un équilibre instable. Demander à la politique d’ignorer l’imprévu, c’est lui demander d’arrêter de vivre. Et cette leçon vaut aussi pour le management : diriger, c’est vivre dans l’incertitude, pas la nier.
Le conflit est fécond.
Les tumulti, ces tensions entre le peuple et les puissants, ne sont pas des maladies à éradiquer, mais des énergies à canaliser. Machiavel le dit clairement : c’est du choc entre les forces sociales que naissent les libertés. Supprime le conflit, et tu supprimes la respiration civique. Chercher le consensus perpétuel, c’est étouffer la vie publique.
La vérité de l’action se juge à ses effets, pas à ses intentions.
Dans Le Prince, Machiavel ne s’intéresse pas à la pureté morale du dirigeant, mais à ses résultats. Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on voulait faire, c’est ce qu’on a fait, et ce qu’on a produit dans le temps. Les moyens ne se justifient que s’ils servent un bien reconnaissable et durable.
Gouverner, diriger, c’est enseigner.
C’est une pédagogie, un art d’éclairer le monde par des gestes, des paroles, des symboles. Un pouvoir qui ne sait plus expliquer perd sa main avant de perdre ses leviers. Un chef qui ne parle pas juste, devient vite un chef qu’on n’écoute plus.
Que puiser chez Machiavel en 2025?
En temps de crise, il faut dire la vérité des périls et préférer l’aveu précoce au déni tardif. Être machiavélien, aujourd’hui, c’est savoir annoncer la mauvaise nouvelle avant qu’elle n’explose, vouloir éviter le pire et répartir les coûts avec équité. Bref : tenir. Dans les institutions, il faut protéger les contre-pouvoirs et les avis contraires, pas par bonté, mais par sagesse. Ils empêchent la folie des grandeurs et offrent des soupapes aux colères. Un exécutif fort n’a pas peur des limites : il s’y adosse.
Dans la communication publique, bannissons la poudre aux yeux. Mieux vaut une parole rare, ferme, qui sait reconnaître ses erreurs, qu’une logorrhée défensive. Machiavel enseigne le tempo de la réplique, pas la réplique pour briller, mais celle qui stabilise son propos et déstabilise celui d’en face.
Dans l’entreprise, appliquons la même sagesse. Le chef machiavélien n’est pas un gourou charismatique, il est un capitaine. Celui qui clarifie les choix, prépare la relève, transforme les conflits en ressources et qui applique cette règle d’or : ne jamais bâtir sa légitimité sur l’humiliation de ses équipes.
Techniques oratoires machiavéliennes.
Nommer avant d’être nommé. Anticipe l’accusation, intègre-la, retourne-la vers l’enjeu commun. C’est la meilleure défense contre le soupçon.
Découper le réel. Distingue les faits, les causes, les responsabilités. La clarté logique désarme mieux que l’emphase.
Cadrer le conflit. Reconnais l’adversaire, fixe les règles du duel loyal, refuse l’ennemi intérieur. On discute fort, on tranche net, mais on respecte les bornes.
User de la brièveté. Une phrase claire vaut mille justifications. La phrase qui clôt la rumeur, c’est une économie d’avenir.
Savoir se taire à propos. Un silence habité vaut souvent toutes les réponses. L’autorité, ce n’est pas l’infaillibilité. C’est savoir quand écouter, quand trancher et quand rendre compte.
Un art de la responsabilité.
Machiavel, nous dit : n’oublie jamais ce que coûte une décision, et n’oublie pas non plus ce que coûte l’indécision. Le Machiavélien d’aujourd’hui ne se glorifie pas de “gagner” il se demande ce qu’il sauve, ce qu’il préserve. Il ne se cache pas derrière les “valeurs” pour masquer son impuissance, il fait des choix et les assume.
Entre le machiavélique qui détruit et le machiavélien qui tient bon, il y a toute la différence entre la manipulation et la maturité politique. Machiavel nous demande peu, et beaucoup à la fois : voir sans fard, parler sans feinte, agir sans trembler.
Et quand vient le moment de trancher, choisir non la solution qui flatte notre image, mais celle qui rendra demain un peu plus habitable. Voilà, au fond, le véritable usage de Machiavel : non pas la permission de tromper, mais l’obligation d’assumer.
Et dans cette obligation, il y a une liberté, la seule, peut-être, qui mérite vraiment ce nom.



