Le pompier pyromane.
Ou l’art d’inventer une crise pour devenir indispensable.
Il existe dans la rhétorique du pouvoir qu'il soit politique ou managérial, un vieux truc qui fonctionne toujours, un art consommé du simulacre, une technique d’envoûtement collectif : fabriquer artificiellement un problème pour imposer sa solution ; faire croire au désordre pour imposer l’ordre ; fabriquer une peur pour vendre la protection.
Ce procédé a un nom : le pompier pyromane.
Il allume lui-même le brasier, rhétoriquement le plus souvent, puis surgit quelques instants plus tard, sirène hurlante, torse bombé, extincteur à la main.
Ses alliés estiment qu'on lui doit la gratitude, alors qu’on devrait surtout lui demander des comptes.
Comment naît une fausse crise ?
Ce sont les mots qui créent la situation, et plus cette situation est floue, plus elle est efficace.
Étapes classiques du pompier pyromane :
1. Insinuer un malaise diffus, une menace inquiétante, parce qu’irréelle.
Les repères s’effondrent ; notre société est en déclin ; notre entreprise a perdu son âme.
2. Amplifier par répétition, dramatisation, analogies historiques ou affectives.
C’est comme dans les années 30 ; nous sommes à la veille d’un basculement civilisationnel ou anthropologique ; chaque jour qui passe aggrave la situation.
3. Désigner des boucs émissaires, mais jamais trop précisément.
Les jeunes n’ont plus de repères ; les ennemis de l'intérieur sont à l'œuvre ; les réseaux sociaux détruisent tout ; la génération Z ne veut plus travailler.
4. Se poser comme rempart ou sauveur.
Je suis prêt à prendre des mesures que d'autres refusent ; moi seul ai le courage de faire ce qu’il faut.
Et l’auditoire, tétanisé, applaudit celui qui vient l’arracher à une tempête… imaginaire.
Exemples politiques : le grand théâtre du déclin.
L’histoire regorge de ces simulacres conçus pour générer l’obéissance :
• Donald Trump peint une Amérique dévastée par la criminalité et l’immigration. Aucun chiffre ne correspondait à cette vision. Mais le récit apocalyptique justifie un raidissement politique brutal.
• La classe politique française crie à l’ensauvagement de la société et à la décivilisation au moindre fait divers spectaculaire. Aucun indicateur ni aucune définition. Juste une image forte, floue, anxiogène. Et ensuite : un discours sécuritaire renforcé, un durcissement de la posture.
Chaque fois, le péril précède la preuve. Chaque fois, le verbe fabrique l’urgence.
Politique ou management : même pyromane, même extincteur.
Le pompier pyromane, on le trouve aussi dans l’open-space.
• Un dirigeant qui dramatise un turnover banal en « crise de fidélité » pour restructurer sans opposition.
• Un coach en transformation qui invente un climat de tension pour mieux vendre son protocole de pacification collective.
Dans chaque cas, ce ne sont pas les faits qui appellent à la solution, mais la mise en récit des faits voire l’enflure rhétorique du non-événement.
Pourquoi ça fonctionne ? Parce que ça fait peur.
Le pompier pyromane exploite la puissance primitive du discours performatif : il ne décrit pas, il produit.
Il ne dit pas « il y a un malaise », il dit « nous vivons un effondrement ». Et le mot effondrement ne décrit rien : il impose une vision.
La peur n’a pas besoin de preuve : elle a besoin de narration. Et tout bon manipulateur le sait : plus le danger est flou, plus il est redouté.
C'est d'ailleurs là la différence entre la peur et l'angoisse. La peur naît de quelque chose de précis, la peur du noir, la peur du vide, la peur du loup. L'angoisse, elle, se caractérise par le flou, par justement l'absence d’une peur précise, elle est un sentiment de malaise plus diffus et plus global. On ne dit pas je suis angoissé par, ou je suis angoissé de, on dit simplement je suis angoissé.
Comment éteindre le pompier pyromane ?
Ne pas discuter du fond, mais désarmer la forme.
Tu es face à un interlocuteur qui agite un péril sans fondement, et qui s’indigne que tu n’en sois pas aussi alarmé. Franchement si tu ne te rends pas compte de ce qui se passe, c'est grave, ton aveuglement est coupable !
Surtout, ne rentre pas dans le débat. Ce serait déjà perdre.
Ce qu’il faut attaquer, ce n’est pas ce qu’il dit, c’est la manière dont il le dit.
1. Dénonce la fabrication de l’évidence.
Ton argument tout le monde le ressent n'en est pas un, c'est juste un slogan. Donne-moi des faits, des preuves.
De même, n'hésitez pas à demander des définitions, par exemple « pour toi c'est quoi le wokisme ? » Je vous assure que 20 interlocuteurs vont vous donner 20 définitions différentes.
2. Déjoue le procès en naïveté.
Peut-être que je ne vois pas le problème, justement parce qu’il n’y en a pas, et que le fait même que tu insistes à ce point prouve davantage une volonté d’inquiéter qu’un besoin d’éclairer.
3. Dénonce le stratagème.
Vous utilisez une stratégie classique : créer une angoisse pour vous ériger en solution. On connaît ça par cœur, mais ça ne fonctionne plus.
4. Casse la boucle logique.
Je ne tomberai pas dans le piège : si je suis d’accord, vous avez raison ; si je ne suis pas d’accord, c’est que je suis aveugle. Quand on gagne à tous les coups, voilà la preuve que ce n’est pas un raisonnement.
Ce que l’escrime oratoire peut faire.
Quand un adversaire fabrique une angoisse, il construit une réalité uniquement avec des mots.
Tu ne peux pas lui opposer des faits, car il a déjà nié leur légitimité.
Tu dois lui opposer d’autres mots, plus clairs, plus vifs.
Tu dois, comme à l’épée, viser la jointure du discours : le lien fragile entre la peur et sa prétendue évidence.
L’escrime oratoire, c’est révéler l’architecture mensongère d’un discours qui fait semblant de dire la vérité.
Un problème sans preuve, est une construction.
Un péril flou, cache souvent une stratégie.
Un discours qui t’accuse de ne pas comprendre, cherche à te faire taire.
Voilà comment souffler sur l’allumette du pompier pyromane.



