Prendre exemple.
Deux leçons d'escrime oratoire pour tous.
Les mots ont ce pouvoir rare de marquer les esprits bien au-delà de leur instant d’énonciation. Deux interventions médiatiques en sont la parfaite illustration :
L'allocution de Claude Malhuret, sénateur français, dont les mots ont fait le tour du monde en mars 2025.
Washington est devenue la cour de Néron. Un empereur incendiaire, des courtisans soumis, et un bouffon sous kétamine chargé de l'épuration de la fonction publique.
La punchline de Philippe Poutou, candidat du Nouveau Parti Anticapitaliste, lors du débat du premier tour de l’élection présidentielle de 2017.
"Quand nous, on est convoqués par la police, vous voyez par exemple, on n'a pas d'immunité ouvrière, désolé, on y va !"
Deux interventions très différentes dans leur forme et leur contexte, mais qui, en analysant leurs ressorts rhétoriques, révèlent une étonnante parenté dans leur construction et leur impact.
L’efficacité rhétorique et médiatique de ces deux prises de parole repose sur des techniques identifiables et reproductibles que je vous propose de décrypter en profondeur.
1. La surprise lexicale et musicale : briser les attentes pour captiver
La première clé du succès réside dans la rupture d’attente. En jouant sur les mots et en déjouant les automatismes mentaux, les deux orateurs ont su capturer l’attention et marquer les esprits.
Claude Malhuret et l’ironie mordante
Dans son intervention au Sénat, Claude Malhuret frappe fort en qualifiant Elon Musk de "bouffon sous kétamine".
L’expression saisit immédiatement. Le mot bouffon surprend d’emblée. Il ne s’agit pas d’un simple sarcasme : le mot évoque une figure historique bien précise. Dans les cours royales, le bouffon est celui qui, par son irrévérence autorisée, se permet d’égratigner les puissants. Malhuret joue donc sur cette ambiguïté : Musk est présenté comme celui qui se moque des normes, mais de manière grotesque et ridicule.
L’ajout de "sous kétamine" pousse encore plus loin cette dégradation. Là où Musk est souvent perçu comme un génie visionnaire et provocateur, Malhuret le ramène à l’image d’un drogué délirant, délesté de toute lucidité.
Ce qui frappe ici, c’est le contraste. Musk n’est pas simplement attaqué : il est inversé. Sa réputation de stratège froid devient celle d’un pantin incontrôlable. Le contraste est si marqué qu’il génère un effet de surprise immédiat.
Philippe Poutou et le décalage sémantique
Philippe Poutou, lui, s’appuie sur une rupture encore plus subtile.
Là encore, la surprise naît de la rupture d’attente. Dès que le mot "immunité" est prononcé, l’esprit l’associe automatiquement à "parlementaire". Ce binôme lexical est enraciné dans la conscience collective.
Or, en remplaçant parlementaire par "ouvrière", Poutou rompt brusquement le fil logique. Ce décalage crée un effet de surprise immédiat qui force l’attention.
Mais il y a plus. L’assonance entre parlementaire et ouvrière joue ici un rôle essentiel. La quasi-rime, au lieu de générer une confusion, renforce le contraste entre les deux termes. Cette proximité sonore accentue encore la surprise, comme si l’oreille était abusée juste assez pour donner plus de force à la rupture.
Si Poutou s’était contenté d’un simple "Nous, on n’a pas d’immunité", l’effet aurait été bien moindre. Et des termes comme immunité salariale ou immunité travailleuse auraient manqué de force.
C’est cette surprise lexicale maîtrisée qui rend les deux interventions inoubliables.
2. Des images puissantes qui marquent les esprits
Les deux orateurs ont mobilisé des images puissantes, capables de frapper l’imaginaire collectif et de cristalliser leur propos en une scène mémorable.
Claude Malhuret : Néron et la chute de Rome
Dans sa charge contre Donald Trump et Elon Musk, Malhuret convoque l’image de Néron jouant de la lyre tandis que Rome brûle.
Ce choix est redoutablement efficace. Néron, empereur décadent et destructeur, incarne le dirigeant irresponsable qui observe, amusé, la catastrophe qu’il a lui-même provoquée. Cette image, ancrée dans la culture populaire, évoque immédiatement le chaos et la folie du pouvoir.
Le choix de Néron n’est pas anodin. Malhuret aurait pu convoquer d’autres figures historiques du même acabit — Caligula, Dioclétien, Caracalla... Mais Néron, plus célèbre, est celui dont le nom résonne immédiatement dans l’inconscient collectif.
L’image s’impose donc comme une évidence : un symbole qui parle à tous, même à ceux qui ignorent l’histoire romaine.
Philippe Poutou : l’injustice sociale incarnée
Poutou, lui, choisit une image plus ancrée dans le quotidien et la réalité sociale.
Son évocation d’une convocation au commissariat suscite immédiatement des images fortes :
Le citoyen ordinaire face à l’autorité policière.
La scène, familière au cinéma ou dans les récits de faits divers, du citoyen contraint de se présenter au poste.
L’inégalité criante entre ceux qui, protégés par leur statut, échappent à ces réalités, et les autres, les "sans-défense".
L’image est concrète, triviale même, mais c’est précisément ce réalisme qui la rend percutante.
3. Le rythme et la musicalité : jouer sur la cadence pour frapper plus fort
Le tempo joue un rôle crucial dans la force d’une prise de parole.
Claude Malhuret et la structure ternaire
Malhuret utilise ici une arme rhétorique imparable : la structure ternaire.
"Empereur incendiaire, courtisans soumis, bouffon sous kétamine."
Ce rythme en trois temps donne du relief à la phrase. Il crée une montée en tension, chaque terme ajoutant à l’autre pour culminer dans la frappe finale.
Le rythme ternaire est musical, presque dansant. Il est aussi parfaitement adapté à la mémorisation.
Philippe Poutou et le tempo du naturel
La force de la réplique de Poutou tient à son apparente spontanéité.
"Désolé, on y va !"
Cette dernière phrase, livrée sans emphase, donne l’impression d’une réplique instinctive, presque banale. Pourtant, cette apparente simplicité est précisément ce qui donne de la force au propos.
4. L’humour et l’ironie : une arme redoutable
Enfin, les deux interventions brillent par leur usage habile de l’ironie.
Claude Malhuret : l’humour corrosif
Avec son "bouffon sous kétamine", Malhuret choisit la moquerie cinglante. Cet humour caustique pousse l’auditoire à sourire, tout en validant le sérieux de la critique.
Philippe Poutou : l’humour du désespoir
Chez Poutou, l’humour est plus subtil, plus tragique. Son "Désolé, on y va !" sonne comme un fatalisme populaire, un sourire amer face à une injustice trop familière.
5. Un adversaire qui magnifie la réplique
Enfin, les deux interventions tirent leur éclat de la stature de leurs adversaires.
Malhuret attaque deux figures mondiales, Elon Musk et Donald Trump, ce qui décuple la portée de sa charge.
Poutou ose défier Marine Le Pen, débatteuse chevronnée et redoutée, donnant à sa punchline un impact d’autant plus spectaculaire.
Une même recette pour deux succès
Bien que très différentes dans la forme et le ton, les interventions de Claude Malhuret et Philippe Poutou reposent sur des mécaniques similaires :
✅ Une rupture lexicale inattendue.
✅ Des images puissantes et marquantes.
✅ Un rythme soigneusement maîtrisé.
✅ Un usage habile de l’humour et de l’ironie.
✅ Et enfin, un adversaire redoutable qui donne tout son éclat à la réplique.
Appliquer les mêmes techniques
Les interventions de Claude Malhuret et de Philippe Poutou ont marqué les esprits par leur efficacité rhétorique. Mais au-delà du plaisir de décortiquer ces performances médiatiques, il est intéressant de se demander comment ces techniques peuvent être transposées dans des contextes plus ordinaires.
Car si vous êtes dirigeant d’entreprise, élu local, responsable associatif, ou simplement engagé dans votre environnement professionnel ou social, ces outils sont à votre portée. Bien maîtrisés, ils peuvent considérablement améliorer votre capacité à convaincre, à fédérer ou à désamorcer des tensions.
Voyons comment vous approprier les cinq clés qui ont fait le succès de Malhuret et Poutou pour vos propres prises de parole.
1. Utiliser la surprise lexicale : un levier puissant pour capter l’attention
La rupture dans les mots est un formidable moyen de réveiller un auditoire.
Dans l’univers professionnel
Si vous êtes dirigeant d’entreprise, imaginez que vous devez présenter un nouveau projet ou un changement stratégique. Commencer par une formule qui brise les attentes peut faire la différence.
➡️ Exemple : Vous souhaitez annoncer une réorganisation interne pour dynamiser l’entreprise. Plutôt que de dire : « Nous allons revoir notre organisation », vous pourriez oser une formule plus surprenante :
« Nous allons déménager... sans bouger d’ici. »
Cette entrée en matière déstabilise gentiment, suscite la curiosité et impose votre propos dans l’esprit de votre auditoire. Vous pourrez ensuite expliquer que ce "déménagement" est en réalité une nouvelle manière de travailler, une réorganisation spatiale ou humaine.
En politique ou dans le monde associatif
Les élus ou responsables associatifs confrontés à des situations tendues peuvent aussi exploiter cet effet de surprise.
➡️ Exemple : Un maire confronté à une opposition systématique pourrait débuter son intervention par :
« Nous sommes tous d’accord... sur le fait que nous ne sommes pas d’accord. »
Cette rupture attire l’attention, crée de la connivence et vous positionne immédiatement comme celui qui maîtrise le débat.
2. Mobiliser des images fortes : rendre vos idées mémorables
L’usage d’une image évocatrice permet d’incarner vos idées dans l’esprit de votre public.
Dans l’univers professionnel
Un dirigeant qui doit expliquer un projet innovant ou un changement audacieux pourrait convoquer une image frappante pour en souligner la nécessité.
➡️ Exemple : Face à une équipe réticente au changement, vous pourriez dire :
« Nous sommes sur un vieux rafiot qui prend l’eau. Si nous ne réparons pas le pont, nous allons tous couler. Mais ce que je vous propose aujourd’hui, c’est d’aller plus loin : transformons ce rafiot en voilier. »
L’image est parlante, concrète et mobilise l’imaginaire collectif autour de l’idée de progrès et de survie.
En politique ou dans l’engagement associatif
Un élu local souhaitant alerter sur une situation d’urgence (décrochage scolaire, insécurité, crise sanitaire...) pourra lui aussi recourir à une image évocatrice.
➡️ Exemple : Pour sensibiliser à l’abandon scolaire :
« Si nous ne faisons rien, c’est comme si nous laissions des enfants à quai pendant que le train de la réussite scolaire démarre sans eux. »
L’image du train manqué, familière et symboliquement forte, donne du poids à votre propos.
3. Maîtriser le rythme : la puissance du tempo
Le rythme d’une prise de parole est déterminant.
Dans l’univers professionnel
En réunion ou en séminaire, vous pouvez rythmer vos interventions avec la structure ternaire qui a fait le succès de Malhuret.
➡️ Exemple : Pour convaincre une équipe de suivre un plan d’action :
« Nous avons trois priorités : améliorer nos délais, simplifier nos process, sécuriser nos résultats. »
Le rythme ternaire donne de l’élan à votre propos et facilite la mémorisation.
Dans la prise de parole publique
Un élu local ou un militant associatif peut renforcer son discours en utilisant cette même technique.
➡️ Exemple : Lors d’un meeting sur les actions à venir :
« Nous allons renforcer la sécurité, rénover les écoles et dynamiser le commerce local. »
Ce rythme donne à votre propos une structure naturelle qui en facilite la mémorisation.
4. Utiliser l’ironie et l’humour avec précaution mais efficacité
L’humour et l’ironie sont des armes redoutables, à manier avec tact.
Dans le monde de l’entreprise
L’humour peut être un excellent moyen de désamorcer une tension ou de dédramatiser une situation délicate.
➡️ Exemple : En présentant des résultats décevants, vous pourriez dire :
« Bon... on ne va pas se mentir, ce n’est pas encore cette année qu’on va racheter Google... mais je vous rassure, on n’en est pas loin ! »
Ce type d’humour léger permet de relâcher la pression et d’engager votre équipe dans une posture plus positive.
En politique ou en milieu associatif
Face à des contradicteurs virulents, l’ironie peut vous aider à garder le contrôle.
➡️ Exemple : Un maire répondant à une critique exagérée :
« Ah oui, bien sûr... et tant qu’on y est, c’est moi aussi qui contrôle la météo du week-end prochain ! »
En usant de cette ironie bien dosée, vous décrédibilisez la critique sans paraître agressif.
5. Saisir le bon moment : exploiter le "kairos"
Savoir quand parler est aussi crucial que savoir quoi dire.
Dans le monde de l’entreprise
Un dirigeant qui intervient au bon moment peut rétablir la confiance dans une période de crise.
➡️ Exemple : Lorsqu’une rumeur de fermeture circule dans l’entreprise, prendre la parole trop tôt ou trop tard peut aggraver la situation. En choisissant d’intervenir précisément quand l’anxiété est à son comble, vous maximisez l’impact de vos propos rassurants.
Dans le débat public
Un élu ou un militant associatif doit guetter le moment où l’attention de son auditoire est à son maximum.
➡️ Exemple : Si votre adversaire vient de faire une attaque maladroite ou d’exagérer son propos, c’est précisément le moment idéal pour riposter avec une réplique bien préparée.
Conclusion : Des outils à la portée de tous
Les exemples de Claude Malhuret et de Philippe Poutou démontrent que l’efficacité d’une prise de parole ne tient pas uniquement au prestige de l’orateur ou à la solennité du contexte.
Ces techniques sont accessibles à tous : dirigeants d’entreprise, élus locaux, responsables associatifs, mais aussi à quiconque souhaite renforcer son impact lorsqu’il s’exprime en public.
La clé réside dans la maîtrise des outils fondamentaux de l’escrime oratoire :
✅ Briser les attentes pour capter l’attention.
✅ Mobiliser des images puissantes pour marquer les esprits.
✅ Structurer ses propos avec rythme et musicalité.
✅ Utiliser l’humour et l’ironie avec subtilité.
✅ Saisir le moment opportun pour frapper juste.
Ces techniques ne s’improvisent pas totalement. Elles se travaillent, se répètent et se polissent, comme les bottes et les parades en escrime.
Alors, pour votre prochain discours, votre prochaine réunion ou même votre prochain débat en famille, testez ces outils. Car en matière de prise de parole, celui qui maîtrise l’art du mot a toujours une longueur d’avance.


