Vous n’êtes pas obligé de répondre aux questions qu’on vous pose !
On vous a appris que toute question appelle une réponse ? Il est temps de désapprendre.
Un journaliste vous coince sur un sujet délicat. Un contradicteur vous somme de trancher entre deux positions aussi intenables l’une que l’autre. Un collaborateur vous provoque avec une question perfide en réunion. Vous croyez devoir répondre. Erreur.
Personne ne vous oblige à répondre aux questions qu’on vous pose.
Vous avez le droit (le devoir) de ne pas tomber dans tous les pièges qu’on vous tend.
C’est là l’un des tout premiers réflexes à intégrer en escrime oratoire : désapprendre à répondre mécaniquement. Résister à l’instinct pavlovien de la réponse. Refuser le réflexe inculqué par des années de bonne éducation.
Et c’est pourtant l’un des plus difficiles à déconstruire. Car répondre nous donne l’illusion de reprendre la main. Mais bien souvent, cela revient à s’enfermer dans le cadre imposé par l’autre. Or, dans le monde de l’entreprise comme dans la sphère publique, ce que vous dites peut, et sera retenu contre vous. Un mot de travers, une formulation maladroite, une prise de position prématurée peuvent suffire à gripper une négociation, à tendre une équipe, à dégrader une image. Ce n’est pas ce que vous pensez qui est dangereux. C’est ce que l’autre peut faire de vos mots.
Éloge de la belle langue de bois
Il y a des mots dont la réputation est si mauvaise qu’on les croit condamnés à l’opprobre éternelle. Langue de bois est de ceux-là. Depuis des décennies, l’expression suinte la duplicité, le discours creux, l’art du flou comme stratégie de survie. On l’associe à ces politiques qui parlent pour ne rien dire, ou pour dire sans jamais s’engager. On la raille. On la conspue. On prétend lui préférer la transparence, la parole vraie, la sincérité brute.
Et pourtant.
Le culte contemporain de la transparence est une mystification. Parler vrai ou franchement, c’est souvent parler trop. Dire tout ce qu’on pense n’a rien d’une vertu quand cela vous met en position de faiblesse. Et ne rien dire du tout, par peur de se trahir, vous place dans une posture de mutisme qui vous desservira tout autant.
C’est ici qu’entre en scène la langue de bois bien menée, non comme fuite, mais comme maîtrise stratégique du discours. Une façon de dire sans se livrer. Une façon de parler autrement.
La langue de bois, lorsqu’elle est bien pratiquée, n’est pas un renoncement à la pensée. C’est une barrière. Une parade. Une reprise de contrôle. Ce n’est pas ne rien dire, c’est dire autre chose : plus haut, plus large, plus sûr.
La langue de bois n’est pas la langue du vide, mais celle du décalage maîtrisé. C’est l’élégance du refus. Vous ne fuyez pas. Vous reformulez. Vous redirigez. Vous reprenez la main. Et surtout, vous continuez à porter votre message, au lieu de vous laisser aspirer dans celui de l’autre.
Mauvaise langue de bois et langue marquetée
Soyons clair : il existe une mauvaise langue de bois. Celle qu’on entend à trois kilomètres. Celle qui répète sans dire. Qui ressasse sans avancer. Raide, bureaucratique, prévisible — elle donne raison à ses détracteurs. Elle tient du contreplaqué mal agrafé : ça craque, ça sonne creux, ça s’effrite à la première pression.
La langue de bois précieuse, c’est celle de l’ébéniste du verbe : elle assemble, polit, ajuste, compose. Chaque mot y est choisi comme une essence rare, chaque tournure est une découpe maîtrisée, chaque détour une incrustation subtile. C’est de la marqueterie oratoire : cela ne se voit pas, cela se sent.
Exemples
Est-ce que des suppressions de poste sont prévues ?
— Pour l’instant, rien n’est décidé. Mais c’est une possibilité.
Ce que les équipes entendent : on prépare une charrette.
Esquive stratégique : Par définition, prévoir c’est envisager toutes les hypothèses, soupeser toutes les solutions. C'est très exactement ce que vous faites plusieurs fois par jour au travail, et tout aussi souvent dans vos vies personnelles ou pour l'éducation de vos enfants. Pour vous, comme pour nous, prévoir c'est ne rien exclure a priori. Mais c'est surtout chercher la meilleure solution et faire preuve d'imagination. Les suppressions de postes sont tout en bas de la liste des solutions sur lesquelles nous travaillons actuellement.
Pourquoi les résultats sont-ils en baisse ce trimestre ?
— On a eu des problèmes de productivité.
Ce que les équipes entendent : ils cherchent des coupables.
Esquive stratégique : Le mot le plus important de votre question est « ce » trimestre. Le trimestre précédent les résultats étaient bons. Faisons en sorte tous ensemble qu'ils le soient à nouveau le trimestre prochain.
Êtes-vous d’accord avec la stratégie qu’a mise en place la direction générale ?
— Pas vraiment. On prend une autre direction.
Interprétation spontanée : guerre des chefs.
Esquive stratégique : Vous formulez mal votre question, il ne s'agit pas d'être d'accord ou non. J'ai été choisi et nommé à ce poste pour appliquer « les orientations » de la direction générale et définir et conduire la stratégie, c'est-à-dire l'adaptation de ces orientations aux réalités du moment, du marché comme de l'entreprise, et j’ai la chance que nous ayons avec la direction générale un dialogue franc, fructueux et constant.
Pourquoi ce projet a-t-il pris autant de retard ?
— Je dois reconnaitre qu’il y a eu des erreurs de planification.
Lecture implicite côté terrain : des amateurs.
Esquive stratégique : Le réel existe. Une ligne droite est une ligne droite, un virage au bout de la ligne droite est un virage au bout de la ligne droite. Si vous gardez la même vitesse dans le virage que vous aviez dans la ligne droite, je vous conseille de bien protéger votre tête durant les multiples tonneaux que vous allez subir. Face au réel nous avons choisi de ralentir, de privilégier la bonne réalisation de son projet plutôt que d'accélérer bêtement pour le livrer à la date initialement prévue.
Pourquoi ne communiquez vous pas davantage avec les équipes ?
— On est débordés. Pas encore eu le temps.
Message perçu : vous n’êtes pas prioritaires.
Esquive stratégique : Votre utilisation du mot davantage montre que vous en souhaiteriez plus, ce point de vue n'engage que vous, pour notre part nous estimons que la communication est suffisante, car efficace grâce aux équipes.
Une méthode d’esquive tout-terrain
Les esquives stratégiques proposées ci-dessus ne sont pas des tips, des phrases clés à employer systématiquement et automatiquement dans les mêmes cas de figure, mais elles illustrent une méthode simple à comprendre, puissante à utiliser, et applicable à 90 % des situations orales.
1.Pas de réponse réflexe
La première chose : vous évitez tous les mots clés qui, par réflexe, vont vous engager sur la pente de la réponse ainsi : aucun parce que à un pourquoi ; ni oui ni non à un est-ce-que ; aucun à partir de ou dès que possible à un quand ; aucun sur, dans, là ,à un où.
Luttez efficacement contre ce réflexe, cette habitude, cette bonne éducation qui veut qu’au bout d'une demi seconde on a déjà engagé une réponse, de laquelle on ne pourra plus se dépêtrer. Après toute question laissez-vous deux secondes de silence.
2.Appuyez votre esquive sur le vocabulaire de la question
Schopenhauer, établit dans L’art d’avoir toujours raison trois modalités de débat :
Ad rem (contre la chose)
C’est l’attaque sur le fond du raisonnement.
Tu critiques les idées, les faits, la logique de l’argument de ton adversaire. Tu restes dans le sujet. C’est la forme la plus rigoureuse et honnête de débat : on discute des idées, pas des personnes.
Ad hominem (contre l’homme et ses propres principes)
Ici, tu ne réfutes pas le raisonnement en soi, mais tu montres que ton adversaire se contredit lui-même : ses propos sont incohérents avec ses propres idées, actions ou positions passées.
L’attaque est personnelle, mais reste liée au discours de l’autre. Elle vise à le piéger dans sa propre logique.
Ad personam (contre la personne elle-même)
C’est l’attaque pure de la personne : on s’en prend à ses défauts, à son caractère, à son statut, sans aucun lien avec l’argument discuté. C’est une manœuvre de discrédit, souvent utilisée quand on ne peut plus répondre sur le fond.
Ici, on quitte totalement le terrain du débat d’idées pour rabaisser ou déstabiliser l’adversaire.
Je vous propose une nouvelle modalité.
3.Ad lexicam (contre le vocabulaire utilisé)
Ne répondez ni aux arguments explicites ou implicites de la question, ne dites rien de la personne qui vous pose la question, répondez à partir du vocabulaire même de la question.
Choisissez dans la question un mot-clé, un adjectif, un verbe, un terme chargé émotionnellement, et utilisez ce mot comme point d’appui. Vous vous en servez pour rebondir, détourner, reformuler à votre avantage.
C'est le cas dans chacune des esquives stratégiques proposées ci-dessus.
Les quelques secondes que vous allez mettre à choisir ce mot vont vous éviter des réponses réflexes.
Ne pas répondre sur le fond c'est ne pas combattre sur le terrain de l'adversaire
Cette méthode vous permet de ne pas couper le dialogue, d’apparaître à l’écoute, tout en restant maître de votre discours. Elle vous protège sans vous enfermer dans une posture de mutisme ou de refus.
4.Votre esquive doit être narrative.
Esquiver trop sèchement c’est être certain de se voir reposer la même question rapidement. Votre esquive doit être narrative, elle doit raconter une histoire, elle doit impliquer votre interlocuteur ou votre auditoire, elle doit vous permettre de changer le terrain de jeu, d’entraîner votre interlocuteur sur une autre thématique, et de vous dégager définitivement de cette question gênante à laquelle vous avez choisi de ne pas répondre.
Retenez ceci
Dans un monde où la parole engage, où chaque mot peut être capté, détourné, recyclé contre vous, l’esquive n’est pas une faiblesse — c’est une force de gouvernance. Refuser de répondre n’est pas fuir, c’est choisir le terrain sur lequel vous acceptez de vous battre. La langue de bois, lorsqu’elle est bien marquetée, n’a rien d’un renoncement : c’est une technique de maîtrise, une élégance défensive, un art tactique. En escrime oratoire, la meilleure réponse n’est pas toujours celle qui éclaire. C’est souvent celle qui déplace. Qui reformule. Qui protège sans jamais se taire.
Elle s'apprend, elle se travaille, elle s'entraîne, elle s'améliore sans cesse.
escrime.oratoire@gmail.com


